Institutions médicosociales : chronique d’une mort annoncée !

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Institutions médicosociales : chronique d’une mort annoncée !

 

Jean-Luc Letellier – Prédisant fondateur du CRéDAVIS

 

Nous sommes parfaitement conscients du caractère provocateur de ce titre et nous en recherchons volontairement l’effet contenu dans l’étymologie du terme « provocation » (pro vocare : qui appelle à en parler).

 

Un constat

L’auteur de cet article est initialement éducateur spécialisé (promotion 1971, deuxième promotion de ce diplôme d’état). Il a travaillé dans nombre d’institutions d’un secteur qui ne portait pas encore le nom de médicosocial mais d’enfance inadaptée. Il a ensuite participé à la formation de ces mêmes éducateurs pendant six années puis, après une vie professionnelle de plus de 35 ans dans des univers totalement différents[1], il y est revenu comme directeur de la formation continue et membre du comité de direction dans un centre de formation aux carrières sociales ; pour créer en 2012, après quatre années de recherche et d’action, le CRéDAVIS (Centre de recherche et d’étude sur le droit à la vie amoureuse et sexuelle dans le secteur médicosocial). Depuis cette date, le CRéDAVIS a contribué à la formation sur ces questions, et sur tout le territoire français, de plus de 2500 professionnels dans une soixantaine d’établissements. Il a accompagné des associations, au niveau direction générale ou/et conseil d’administration, à la prise en compte de cette dimension pour contribuer à infléchir les projets associatifs. Il a également créé le festival « Ma sexualité n’est pas un handicap » en 2014 (réédition en 2018), premier événement en France à offrir un espace d’expression libre aux personnes en situation de handicap dans une approche positive et festive de la sexualité[2]. Enfin, il a organisé le « Forum des pratiques innovantes[3] » en avril 2016, qui a permis de mettre en avant de véritables avancées concrètes sur la prise en compte de la dimension sexuelle dans les établissements et services médicosociaux. Le CRéDAVIS est régulièrement invité à des forums professionnels ou autres colloques universitaires pour apporter son expertise et son éclairage sur ce thème.

 

Mais voilà, après dix années de travail sur la question de la reconnaissance de la dimension sexuelle des personnes accompagnées, le CRéDAVIS doit bien se rendre à l’évidence, (et de ce fait interroger la légitimité de son action et même son existence) : force est de constater que la grande majorité des problèmes concernant la sexualité en institution est la résultante structurelle de la vie en institution.

 

La sexualité comme prisme

 

Il n’existe pas dans l’espèce humaine de sexualité naturelle. Aucun contact sexuel, aussi simple soit-il, n’est imaginable hors des cadres mentaux, des cadres interpersonnels et des cadres historico-culturels qui en construisent la possibilité. La transgression éventuelle n’implique pas l’ignorance de ces cadres ; elle révèle seulement une manière particulière d’en user. On ne peut jamais oublier que c’est le non-sexuel qui construit le sexuel (Bozon, 2001).

 

Alors, à quoi cela peut-il servir de « former » les professionnels à cette reconnaissance s’ils sont les agents d’un système qui a contribué (et continue à contribuer) à fabriquer de la discrimination et à maintenir des personnes dans la dépendance et l’exclusion ? Car s’il est un sujet qui vient révéler le véritable fonctionnement de ce secteur c’est bien celui de la sexualité. Elle est en effet le prisme qui décompose, démultiplie et éclaire la réalité sur la façon dont sont considérées les personnes accompagnées dans les structures du médicosocial comme le dit Alain Giami quand il parle de « miroir grossissant » (Giami et al., 1983). Au CRéDAVIS, nous avons pour habitude de dire que ce n’est pas la sexualité en tant que telle qui nous intéresse. Elle ne nous intéresse qu’en ce qu’elle révèle de façon criante, la façon dont sont reconnus ou niés la dignité, le droit à la vie privée et l’autonomie des personnes accueillies.

 

Nous pourrions publier un livre noir des situations révélatrices, mais empiler les faits n’a jamais fait avancer les problèmes. Prenons cependant quelques exemples parmi les dizaines (voire centaines) que nous pourrions citer et auxquels nous avons été confrontés.

 

On interdit à de jeunes adultes dans un IEM[4] de s’embrasser dans le parc (ils doivent le faire dans leur chambre), car : cela pourrait frustrer les autres ! (2016) – Suite à une suspicion d’agression sexuelle, tous les résidents d’une MAS[5] se voient interdire de recevoir un-e autre résident-e dans leur chambre pendant une durée indéterminée. (2017) – Deux jeunes majeurs en appartement sous contrat avec une MECS[6], sont convoqués par la direction qui a appris leur relation amoureuse. Le jeune homme est exclu. La jeune femme mise dans une chambre de « réflexion » pendant 5 jours (2014) – Une résidente d’une MAS accueillant des personnes avec troubles psychiques demande à se connecter à internet pour allez sur un site de rencontre. L’internet n’est pas en libre service pour « risques de pédo-criminalité » et on le lui refuse, trouvant très suspecte sa demande. (2016) – Une femme IMC[7] de 34 ans doit rendre le parfum que lui a offert un autre résident car les parents de la jeune femme l’ont exigé de la direction… qui obtempère. (2016) – Un responsable d’association pour l’accompagnement de personnes déficientes mentales  avoue, après questions insistantes, que l’on pratique, avec l’accord des familles, la ligature systématique des trompes (sous prétexte d’appendicectomie) sans que les jeunes femmes concernées le sachent. (2016) ce qui est parfaitement illégal.

 

La vie privée et l’intimité

 

La sexualité se pratique en France, dans la majorité des cas, selon deux modalités : une intimité (à l’abris des regards) et une relation de couple (même si d’autres pratiques existent, c’est dans ces deux cadres que s’exercent, majoritairement, les relations sexuelles des adultes).

 

Force est de constater que, dans la quasi majorité des établissements médicosociaux d’hébergement d’adultes, l’intimité, contrairement au décret du 20 mars 2009 : « Les EMS garantissent l’intimité des résidents en leur préservant un espace de vie privatif », n’est pas respectée ou ne peut, structurellement, pas être respectée.  L’injonction faite aux professionnels de veiller à la protection des personnes, en l’absence de véritable définition de la notion de « protection », aboutit à une « surveillance » quasi constante. Prenons comme exemple une situation étudiée lors d’une action de formation (2017).

 

Une infirmière d’un FAM[8], entendant des bruits dans une chambre, frappe et, en l’absence de réponse, entre. D’après son récit (récit rapporté dans le logiciel de transmission de l’établissement) elle trouve un couple en train de faire l’amour, monsieur faisant un cunnilingus à madame avec des matières fécales sur le lit. Elle interrompt les ébats et demande à  monsieur d’aller se laver les dents tandis qu’elle change les draps. Elle enjoint monsieur de rejoindre sa chambre.

 

Outre qu’elle n’a pas respecté l’intimité des résidents (l’absence de réponse aux coups sur la porte ne vaut pas accord pour pénétrer dans la chambre), elle interprète la scène comme une incapacité des résidents à respecter les règles d’hygiène élémentaires et plutôt que d’en discuter aves les résidents pour avoir leur point de vue, sépare d’autorité le couple. Le dernier point, et non des moindres au regard de la question de l’intimité et de la vie privée, est qu’elle juge de son devoir d’en avertir l’ensemble de l’équipe en consignant les faits (nommant les protagonistes) dans un logiciel de transmission. Il est tout à fait important de souligner que cette personne ne se sent en aucun cas maltraitante. Elle a agi « pour le bien des résidents ». Si l’on replace cette situation dans le droit commun de personnes vivant « chez elles » on voit l’intrusion continuelle qui est faite dans la vie de ces personnes et comment c’est le cadre institutionnel qui induit cette intrusion.

 

Un autre exemple est donné par l’histoire de la séparation de deux personnes en couple dans un foyer d’hébergement pour travailleurs en ESAT[9]. Cette décision de séparation est la conséquence de l’impossibilité de maintien au travail de la jeune femme pour problèmes de santé ; la jeune femme devant quitter l’institution pour un FAM situé à 20 km. Cette situation démontre comment le système de prise en charge financière n’est pas conçu pour la qualité de vie des personnes, mais bien pour le fonctionnement administratif des institutions.

 

Enfin, dans un établissement nouvellement construit pour héberger une dizaine d’adultes avec troubles autistiques (personnes autonomes se rendant par leurs propres moyens – transports en commun) – dans un ESAT circadien), il n’a pas été imaginé, alors que la configuration des lieux s’y prêtait parfaitement, la possibilité pour les résidents d’avoir une entrée directe dans leur propre chambre sans passer par l’entrée générale qui, elle, est fermée avec un code que les résidents n’ont pas !

 

De façon plus générale, l’interdiction qui est la règle, dans la très grande majorité des institutions recevant des adultes en hébergement, de recevoir, dans leur lieu de vie, pour la nuit, une personne de leur choix, montre, si besoin était, que la notion de vie privée est une illusion en institution. Et même quand cela est rendu possible (le CRéDAVIS a travaillé à la mise ne place d’un tel droit dans plusieurs institutions) la promiscuité, la nécessité de tenue d’un registre d’entrées et de sorties mettent à bas toute velléité de privatisation réelle.

 

Sans parler de la taille des lits proposés, généralement de 90 cm de large (heureusement certaines institutions en ont pris conscience) qui marque symboliquement et pratiquement que les résidents ne sont pas considérés comme des adultes.

 

Fadela, personne désignée comme « handicapée mentale » : Les personnes handicapées doivent avoir le droit de vivre leur sexualité comme elles veulent. Il n’y a pas de raison qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Mais en France, il y a encore beaucoup de progrès à faire. Il faut toujours se battre, se battre, se battre. Pour avoir des rapports sexuels, pour avoir le droit d’habiter avec son compagnon, pour avoir le droit de se marier, pour avoir le droit d’avoir des enfants… La sexualité, c’est très important. C’est important pour être libre. Si on arrive à la vivre comme on veut, c’est qu’on a déjà réussi à gagner une bonne reconnaissance, ça veut dire qu’on arrive à être autonome. Personne n’a le droit de dire à quelqu’un comment il doit faire. Les valides, ils demandent pas ma permission. Pourtant, des fois, ils font mal les choses. Les couples se séparent, s’occupent mal de leurs enfants… Je suis pas d’accord de devoir demander la permission. Y a rien à demander. C’est ma vie. Je suis peut-être handicapée, mais ma sexualité, c’est à moi. Pour ça, je suis pas plus handicapée que les personnes normales. Je décide.[10]

 

 

Que pensent les professionnels des institutions dans lesquelles ils travaillent ?

 

Voici la réflexion d’un jeune professionnel, membre du CRéDAVIS, après 5 années d’exercice dans un foyer d’accueil pour personnes avec troubles psychiques :

 

Je me faisais justement cette réflexion hier, en réalisant que durant toutes ces années où j’ai travaillé au foyer X, j’ai été un bon professionnel aux yeux de l’institution, mais certainement pas un bon éducateur. Le bon éducateur, aux yeux de l’institution, est celui qui va repérer les symptômes le plus tôt possible et pour ça, il faut faire du flicage. On en arrive à générer des symptômes chez les gens qu’on accompagne parce que c’est cela qu’on nous demande. On n’accompagne plus des personnes, mais un ramassis de symptômes sans même se rendre compte que si l’on passait à la loupe la vie de n’importe lequel d’entre nous, comme on le fait avec les personnes que l’on prétend accompagner pour leur bien, on trouverait les trois quarts de ces « symptômes » que l’on prétend déceler chez les autres. J’ai conscience depuis longtemps de la violence institutionnelle, mais je réalise depuis peu qu’il y a deux types de violences institutionnelles : les violences visibles (celles qui sont écrites dans les règlements de fonctionnement), comme les privations de liberté (liberté d’aller et venir, d’avoir une télé dans sa chambre, de fumer dans sa chambre et j’en passe des vertes et des pas mûres) et les violences institutionnelles induites par l’existence même de ces foyers. On infantilise, on déresponsabilise, on stigmatise les personnes qu’on accompagne pour les garder sous notre contrôle. En 14 ans d’existence, le foyer X (je parle de ce que je connais) n’a permis qu’à 4 résidents de quitter le foyer pour un logement autonome. Pour une institution qui se dit là pour favoriser un retour à l’autonomie, on fait vachement mal notre travail. À moins qu’au contraire, on réponde exactement à ce qu’on nous demande, à savoir garder les « résidents » sous notre contrôle. (…) Pour moi, qui découvre encore les rouages de cette grosse machine, il est horrifiant de voir que nous sommes complètement instrumentalisés (nous travailleurs sociaux) alors que pour la plupart d’entre nous, nous sommes animés par des valeurs à l’opposé de ce que nous entretenons.[11]

 

J’ai fréquenté pendant de nombreuses années des centaines d’étudiants en éducation spécialisée. La grande majorité d’entre eux reconnaissaient, dès leurs premiers mois de stage, que le métier ne ressemblait guère à leurs aspirations d’origine. Ils réalisaient que la plupart de l’énergie et du temps consacré par les professionnels dans les institutions l’était pour régler des problèmes institutionnels, et non pour favoriser l’autonomie des personnes accompagnées. Une grande partie de ceux avec qui j’avais les échanges les plus riches ont fini assez rapidement par quitter le système institutionnel traditionnel, qui, inventant un nouveau lieu d’accueil hors des normes habituelles, qui, partant faire le tour du monde, qui, plus récemment, se mettant en auto-entreprenariat pour exercer en libéral. Et je suis prêt à faire le pari que si l’on interrogeait les professionnels, en France, sur leur degré de satisfaction quant à l’exercice de leur fonction, on verrait qu’une large majorité mettrait en cause l’institution comme source de stress, d’impuissance et de frustrations et la jugerait comme inefficace quant aux objectifs énoncés.

Que pensent les personnes accueillies de leur cadre de vie en institution ?

 

J’ai été amené à réaliser en 2011 une quinzaine d’interviews commandées par l’association Œuvre Falret (maladies psychiques) dans le cadre d’une réflexion sur la participation des personnes. Cela a donné lieu à une vidéo de 35 minutes intitulée : Ils ont la parole. Les interviews étant menées de la façon la plus libre possible et dans un climat de confiance réciproque. Ce qui ressort de la quasi totalité des témoignages est que, finalement, « on est bien dans l’institution (quelques-uns parlent quand même de « prison »), mais « on ne sert à rien ! ». « Je n’ai même pas le droit de faire le ménage (…) on a pas le droit d’entrer dans la cuisine (…) j’ai des qualifications professionnelles, je ne peux même pas m’en servir ici alors qu’il y a des besoins (…) je me sens inutile. Etc. ». Lors de plusieurs colloques animés en présence des personnes accompagnées, cette phrase est revenue si souvent : « On nous considère comme des enfants ! »

 

Il faut avoir le courage de faire le constat selon lequel tout le secteur médicosocial et son million d’acteurs en France, formés et payés pour travailler avec des PSH[12], ont, en grande partie, échoué depuis 30 ans sur la question de l’inclusion, si toutefois cela état son objectif. Moi qui suis intervenu et continue à intervenir dans des centaines de structures et ce dans toute la France, je n’en ai connu qu’une seule, par exemple, dont l’accueil aussi bien téléphonique que physique était tenu exclusivement par des personnes elles-mêmes en situation de handicap. C’était un ESAT-Théâtre et l’on conviendra que l’art devait y avoir une place telle que ce n’était pas les règlementations et autres évaluations internes comme externes qui prévalaient dans le fonctionnement quotidien. Une seule !

 

Comment se fait-il que les institutions d’un secteur prônant l’inclusion des personnes qu’elles sont censées accompagner et aider sur cette voie, ne commencent pas par s’appliquer à elles-mêmes ces objectifs ? Combien d’éducateurs, d’animateurs, d’aides soignantes, d’AMP de directeurs, de comptables, de DRH, en situation de handicap dans les établissements et services médicosociaux ? Combien de formateurs, d’enseignants, dans les IRTS en situation de handicap ? Combien d’IRTS qui ne sont même pas aux normes d’accessibilité ? Et l’on voudrait que les entreprises à caractère marchand soient sensibilisées à cette question ? C’est l’hôpital qui se moque de la charité ! Je n’ai pas peur de le dire, bien qu’issu de ce sérail, on forme aujourd’hui, en ce qui concerne l’auto-détermination des personnes, les futurs travailleurs sociaux pour un système qui prévalait au 19ème siècle.  Et pourquoi en serait-il autrement, puisque la plupart des postes à pouvoir se trouvent dans le secteur associatif, qui ne vit quasiment que de cette approche exclusive et non inclusive.

 

Et je ne veux pour preuve de cet échec du secteur, quant à l’aide à l’autonomisation des personnes, que l’existence de ce restaurant, Le reflet à Nantes, connaissant un tel succès qu’il faut réserver deux mois à l’avance et dont le personnel de cuisine et de service est constitué pour une grande part de personnes porteuses de trisomie. Qui en a eu l’idée, qui s’est battu pour le faire naître et continue à se battre pour le faire vivre? Des professionnels, des gens qui ont fait trois années d’études pour savoir comment on rend les autres autonomes ? Non ! La sœur, architecte, d’un jeune adulte porteur de trisomie ! Il en est de même des cafés JOYEUX de Rennes et de Paris créé par un chef d’entreprise : Yann Bucaille Lanrezac : « Avec ce café, nous souhaitons montrer que la différence apporte de la joie. Mais ce n’est pas de la charité. C’est un vrai projet d’entreprise qui doit permettre à nos salariés handicapés de travailler dans un milieu ordinaire et pas seulement dans des établissements spécialisés ». Et quand verra-t-on en France une équipe professionnelle mettre toute son énergie pour qu’une jeune femme trisomique qui le désire devienne professeure des écoles en maternelle et y réussisse comme au Chili ? Ou passe son bac, comme en Espagne ? Et quand verra-t-on un ou une directrice d’établissement prendre conseil auprès des personnes quand il s’agît de recruter quelqu’un ? Et quand favorisera-t-on le plaisir de se rendre utile à la communauté en permettant aux personnes qui le désirent de faire le ménage des lieux communs, de faire la vaisselle, de s’occuper du linge, de rentrer les poubelles, de repeindre la salle de réunion, de donner un coup de main à la compta ? Et quand invitera-t-on les personnes qui le souhaitent à participer à l’organisation des plannings, à la rencontre avec l’ARS, à la visite des représentants du siège ? Et quand s’interdira-t-on de faire des réunions de synthèse (quelle synthèse ?) sans que la personne concernée, quel que soit son âge, son état, son handicap ne soit présente ?

 

La loi 2002-02[13]  (l’action sociale tend à promouvoir (…) l’autonomie et la protection des personnes), si elle a été appliquée avec zèle sur la forme, n’a pas eu pour traduction dans les faits son principe fondateur qui rejoignait le texte de l’ONU : L’usager au cœur du dispositif ! Pire encore, et je suis bien placé pour le savoir (fils aîné d’une maman de 88 ans qui a 15 années d’expertise de CVS en maison de retraite), les CVS[14] sont, dans la majorité des cas (sauf rares exceptions, mais elles existent) des moyens parfaitement rodés pour diluer la parole des usagers en l’absence de véritables réponses aux questions ! Avant les CVS, quand ça n’allait pas, on le disait haut et fort (ou pas), bref on « gueulait », ce qui n’avait la plupart du temps aucun effet, mais au moins laissait le sentiment de n’être pas un simple objet. Aujourd’hui, si quelqu’un « rouspète » on lui répond gentiment avec ce sourire condescendant « vous pourrez voir cela au CVS », CVS dont on a habilement suggéré à Monsieur Paul de prendre la présidence parce qu’il s’exprime bien et qu’il a un très bon rapport avec la direction, ce qui est primordial pour bien travailler ensemble aux mieux être de tous

 

 

Au-delà des règles, des règlements et des pratiques, l’institution est structurellement un lieu de restriction de la liberté sexuelle des personnes qui y vivent.

 

Même avec la meilleure volonté du monde, même avec des professionnels réellement soucieux du respect de l’intimité des personnes accueillies, même avec des équipes formées à analyser leurs propres projections et représentations dans la façon dont ils appréhendent la sexualité des résidents, même avec la mise en place d’un véritable droit effectif à la vie amoureuse et sexuelle, il nous est apparu, au fil de nos interventions, que l’institution constituait, structurellement, un plafond de verre infranchissable, pour l’exercice d’une sexualité libre et choisie.

 

Le premier élément de ce plafond de verre est le fait de « placer » ensemble, dans un même lieu (MAS ou FAM), des personnes ayant des « troubles » ou des difficultés similaires, en tous les cas jugés comme incapables de vivre dans un environnement de droit commun. Ce constat ne vient pas nier les réels besoins d’aide de beaucoup de ces personnes (mais pas toutes) mais montrer que ce qui, historiquement, nous apparaît comme naturel (et bienfaiteur) est la conséquence d’un choix éthique et politique.  Les choix politiques plus ou moins récent de beaucoup de pays (Italie, Suède, Etats-Unis pour ne parler que de ceux-là) montrent qu’il y a de véritables alternatives à cet « enfermement » ou en tous cas à ces « regroupements ».

En conséquence, à l’instar de ce qui se passe dans les prisons, la sexualité des personnes est envisagée par les professionnels comme devant s’exercer naturellement à l’intérieur des murs et entre résidents, c’est à dire dans le monde clôt de l’institution. Beaucoup de personnes interrogées par le CRéDAVIS témoignent du fait qu’elles préfèreraient faire des rencontres hors institutions et même dans certains cas, plutôt avec des personnes « valides ». Si vous souffrez de schizophrénie, que vous vivez en MAS et que les seules occasions de rencontrer des personnes hors de l’institution sont les sorties organisées où vous êtes entourée d’autres résidentes et donc immédiatement stigmatisée, que sont vos chances réelles de lier des relations, même amicales ? Quasi nulles !

 

Le second élément est l’infrastructure des institutions. Sans même évoquer les institutions héritières du 19ème logées encore aujourd’hui dans d’anciens bâtiments religieux ou relégués dans des « châteaux » loin des centres urbains, les établissements récents que j‘ai eus à connaître et même les projets de constructions que j’ai pu consulter ne permettent pas un respect, pourtant inscrit dans la loi, de l’intimité et de la jouissance d’un lieu de vie réellement privé. Les rares structures qui ont mis en place des « droits de visite y compris la nuit » de personnes extérieures sont confrontés, sans possibilité d’y remédier, au fait que tout le monde est forcément au courant. Il y a là un « impensé » total de la notion de vie privée. (L’établissement d’accueil d’adultes avec TSA cité plus haut en est exemple flagrant). S’ajoute souvent à l’impossibilité architecturale, l’éloignement des centres urbains qui accentue les difficultés de mobilité (le foncier étant moins cher en périphérie) et freine toute possibilité de rencontre « hors des murs ». Et, quand ce n’est pas le cas, les obligations réelles ou fantasmées de « sécurité, d’assurance, de protection » des personnes obligent finalement les résidents à n’avoir de relations amoureuses ou sexuelles, quand ils en ont, que dans le « clôt » institutionnel.

 

Plus pesant encore que ces données architecturales ou géographiques, la pression qu’exercent au quotidien les conseils d’administrations, les directions et les cadres intermédiaires sur les professionnels en ce qui concerne la protection des personnes accueillies obligent ces derniers à n’envisager la sexualité que comme un danger latent, un risque ; la protection dont il est réellement question étant en réalité plus souvent celle des professionnels que celle des résidents si des faits indésirables venaient à se produire.

 

Enfin, le fait que ceux qui détiennent le pouvoir sur l’organisation de la vie dans ces structures soient les professionnels entraine structurellement un droit de regard et même une quasi obligation de ces mêmes professionnels à régenter tous les aspects de la vie des résidents, la sexualité en faisant bien entendu partie.

 

À bien y regarder de près, ce constat d’inefficacité globale et de maintien dans la dépendance est tout à fait logique au regard de ce qui va suivre ! Et pour en comprendre les tenants et aboutissants, il convient, comme Pierre Bourdieu (sans prétention de comparaison) quand il a essayé de comprendre la domination masculine[15], de s’éloigner le plus possible de son cadre habituel de référence pour voir enfin ce qui, tellement près de nous, crève les yeux et donc devient invisible. Nous ne prétendons pas ici décrire une vérité globale. La réalité sociale est toujours complexe et faite d’éléments contradictoires. Il ne s’agit donc que d’un éclairage particulier. Mais il a, de notre point de vue, le mérite de révéler l’invisible. Le visible étant déjà connu.

 

Le principe structurel et politique du médicosocial : la néo-colonisation

 

Quels ont donc été les grands principes de la colonisation et dans quelle mesure peut-on trouver un parallèle avec le médicosocial ?

 

La colonisation, c’est l’envahissement d’une région, ou d’un territoire, le plus souvent par la force, afin d’étendre son influence et son implantation dans cette même région et surtout de s’accaparer les richesses locales en ne reconnaissant aux autochtones aucune privauté ni sur leur sol, ni sur leurs biens et leurs richesses et ceci, au constat évident qu’il ne s’agit pas de personnes qui, comme le colonisateur, sont organisées en état puissant (sinon cela s’appelle une guerre), mais de sauvages, sous-humains (la question de leur âme ayant été maintes fois posée) ou de sortes de singes aussi (Voir le film remarquable Man to Man[16]), qu’il faut au pire mettre en esclavage, au mieux acculturer et convertir.

 

La colonisation, c’est le modèle absolu et unique de développement de tous les pays civilisés au prétexte, de plus ou moins bonne foi, du « développement de la civilisation » ou de la « mission civilisatrice ». Et ceci, bien avant les Grecs et jusqu’à nos jours sans interruption.

 

La recette est simple : Il faut donc d’un côté un territoire, des richesses, des autochtones sous-développés et de l’autre des marchands, une armée, des curés, des enseignants et quelques docteurs et infirmiers pleins de bonnes intentions pour apporter la civilisation aux sauvages.

 

Citons Aimé Césaire[17] :

 

Qu’est-ce qu’en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, (…) que le geste est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand (…) avec derrière, l’ombre portée d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

 

Je propose maintenant de voir en quoi l’organisation du secteur peut avoir un lien avec cette réalité. Ceux que cette simple idée offusquera peuvent cesser toute lecture immédiatement, taxer son auteur de farfelu, d’incompétent ou d’iconoclaste et retourner à leurs fourneaux ! Toute approche selon un seul angle est bien entendu réductrice. En l’occurrence, la véritable réduction s’opère dans le secteur pour en faire disparaître la colonne vertébrale, c’est-à-dire ce qui structure réellement, selon nous, ces organisations.

Un territoire,

 

Ici, pas de territoire au sens propre mais bien un espace au sens figuré puisqu’on parle du champ du handicap. Mais avant même l‘apparition de ce terme et de l’organisation qui en découle (le médico-social), il s’agit, au 17ème, « d’aider » les indigents, une population catégoriellement désignée comme invalide, idiote, attardée, folle, pauvre, débile… que des instances religieuses recueillent par édit royal[18] faisant ainsi commerce de bonnes grâces pour gagner le paradis. C’est la charité chrétienne qui fournit les moyens et l’amour du prochain, les ressources humaines (l’histoire montrera les sévices et autres traitements terribles que ces personnes eurent à endurer et de la pression de la bourgeoisie pour éviter que cette population ne vienne contaminer la bonne société). C’est la loi de 1975 qui vient finalement créer ce secteur en en déterminant les modalités de fonctionnement et de financement.

 

des richesses : une matière première,[19] 

 

Cette matière première (voir note 18 de bas de page), ce sont donc les usagers de qui l’on peut tirer non seulement des revenus individuels, mais aussi un profit substantiel en créant des centaines d’associations, qui se dotent de terrains, de biens immobiliers (entretenus par l’état ou les collectivités) développant dès le début une stratégie de conquête et d’extension qui trouve son acmé de nos jours avec les fusions acquisitions et autres reprises, constituant ainsi des empires incontournables. Pour aboutir aujourd’hui à cette concurrence acharnée entre gros opérateurs, afin de s’arracher la manne des appels à projets dans une logique du moins-mieux-disant et de la fameuse mutualisation des moyens. Mais aussi une armée de directeurs, de comptables, d’hommes d’entretien, de cuisinières… le ratio tournant finalement autour de « un pour un » avec les congés, rotations, heures supplémentaires, etc. Un usager trouvé, c’est un salaire capté. C’est aujourd’hui un million d’emplois salariés en France !

Une différence avec le secteur marchand le plus classique ? Dans une lecture purement économique, une seule : la matière première est humaine.

 

On pourra rétorquer que la santé et la médecine procèdent de la même façon. C’est exact à une énorme différence près : c’est la mutualisation des contributions citoyennes qui donne à chacun la possibilité de s’adresser au médecin de son choix et de décider par lui-même de la façon dont il désire être soigné. Reprendre ce principe pour le médicosocial consisterait à constituer une caisse d’assurance handicap, permettant à chacun d’avoir recours à des spécialistes, en les choisissant, et de bénéficier de prestations individuelles choisies, exactement ce que préconise l’ONU.

 

une catégorie de sous-développés : les handicapés,

 

L’étymologie du terme catégorie, du grec κατηγορία (katigoria parler contre), renvoie à « condamnation ». La catégorie des « handicapés » a évolué dans son appellation en « personnes handicapées » pour en arriver à « personnes en situation de handicap ». Comme on parlait de nègres, puis de Noirs, puis de personnes de couleur noire. Cette intention de ne pas enfermer les personnes dans des catégories discriminantes est évidemment vouée à l’échec, puisqu’elle présuppose dès le départ une différence créée par le groupe dominant, qui vient signifier que vous n’en êtes pas. Quand vous ne pouvez pas vous rendre vous-même à la mairie pour faire vos démarches, parce que l’édifice ou le service n’est pas accessible (quelles qu’en soient les raisons) et que l’on n’a pas mis en place un service administratif ambulatoire, vous vous moquez bien des termes que les autres ont choisi pour parler de vous. Car ce que vous vivez, c’est le fait constant et quotidien qu’on vous détermine en fonction de ce que vous ne pouvez pas faire, de ce qui vous manque, de ce dont vous n’êtes pas capable. Le comble de cette hypocrisie étant la création dans les écoles de CLIS, classes pour inclusion scolaire, ou ULIS, unité localisée d’inclusion scolaire, qui marquent de façon parfaitement visible et appréhendable par tous que vous n’êtes pas inclus et surtout qu’on ne le souhaite pas !

 

Propos de Jules Ferry le 28 juillet 1885 à l’assemblée nationale : « Les races supérieures ont un droit sur les races inférieures ». Relire ce texte en lui substituant les termes est assez édifiant.

 

« La première forme de la colonisation, c’est celle qui offre un asile et du travail au surcroît de population des pays pauvres ou de ceux qui renferment une population exubérante. […] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures. […] Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation. […]

 

que l’on maintient dans un système de dépendance,

 

Et ce n’est pas le niveau de dépendance, contrairement à ce qui est souvent avancé, qui justifie le maintien des structures. Hormis effectivement la réalité de polyhandicaps lourds qui relèvent plus du médical que du médicosocial, une large majorité de personnes (plus de 80%) est en capacité d’acquérir une autonomie à condition qu’elles n’aient pas un parcours d’assistance de 20 années derrière elles. Autonomie ne veut pas dire indépendance ! La présidente d’honneur du CRéDAVIS, tétraplégique nécessitant une aide continuelle pour quasi tous les actes de la vie quotidienne (même boire un verre d’eau) embauche elle-même trois personnes pour une aide 24h/24 – 7j/7, organisant ainsi sa vie comme bon lui semble, ce qui lui permet de passer trois jours à Paris pour donner un concert et de se rendre ensuite à Berlin ! Et d’avoir une vie sexuelle que l’on pourrait éventuellement lui envier. Si elle avait eu recours à une association pour ces prestations, elle n’aurait aucune autonomie, soumise aux exigences de l’association, des horaires, des congés, etc.

 

Autonomie ne veut pas dire non plus vivre de façon solitaire ! Une critique récurrente étant que rien ne prouve que les personnes veuillent vivre seules. Une troupe de danse ou de théâtre partage son quotidien de longs mois sans que les personnes dépendent d’une organisation extérieure quant à leur façon de vivre.

 

des agents de la mission civilisatrice,

 

Éducateurs, moniteurs, aides médico-psychologiques, psychologues, médecins et autres psychanalystes (ces derniers ayant pu tirer grands profits de quelques heures par semaine passées à mettre à jour l’inconscient des équipes professionnelles et répandre la bonne parole freudienne sans se soucier le moins du monde de tout ce qui pouvait être mis en œuvre pour minimiser au maximum les difficultés des personnes, mais surtout potentialiser leurs ressources). Et même si cette situation a beaucoup évolué ces dernières années, subsiste, dans les faits, une même vision ; à savoir des « sachants » professionnels dûment formés et payés pour savoir ce qui convient le mieux à l’autre pour le « civiliser ».

 

Encore une fois, nous reconnaissons le caractère forcément réducteur de ce point de vue. On objectera à juste titre que l’action menée a soulagé et aidé des milliers de personnes vulnérables. Oui, évidemment, mais dans la limite infranchissable de la captation des richesses par les néo-colonisateurs. Rappelons au passage qu’il s’agit d’un budget annuel de 9 milliards d’euros que se partagent 35 000 établissements médicosociaux pour personnes handicapées. Le dernier gisement et non des moindres étant l’autisme et les personnes âgées dépendantes ! Sinon, pourquoi ne pas travailler à ce que les personnes puissent acquérir une autonomie suffisante pour recevoir directement cet argent, afin de l’utiliser au mieux de leurs intérêts définis par eux-mêmes en ayant, si besoin est, recours à des prestations de façon libre et autonome, comme chacun le fait tous les jours ? Ce n’est pas sérieux diront certains ! C’est exactement ce qui s’est passé en Yougoslavie quand Bernard Kouchner, alors représentant de l’ONU au Kosovo, a tenté de faire distribuer l’argent directement aux personnes pour qu’elles reconstruisent elles-mêmes leurs maisons détruites : on le lui a refusé au profit de multinationales américaines, au prétexte qu’ils détourneraient l’argent à d’autres activités moins licites ! Le parallélisme est édifiant.

 

En récusant d’emblée cette analyse, on peut continuer à croire, en toute bonne conscience, que tout est fait pour améliorer la vie et l’autonomie des personnes en situation de handicap dans les institutions. Cette analyse, en tous les cas, met en évidence que les personnes en situation de handicap sont considérées, non seulement d’emblée, mais tout au long de leur parcours, comme des personnes en incapacité à se déterminer dans leurs choix de vie. En conséquence, les moyens financiers mis à la disposition des institutions ne sont pas totalement investis dans leur capacitation, leur autonomie, leurs droits citoyens et leur droit à faire des choix de vie qui leur conviennent. Quand on soustrait un enfant de l’éducation nationale au prétexte qu’il nécessite une « prise en charge » spécialisée, on pourrait légitimement s’attendre à ce qu’une pédagogie adaptée lui permette de progresser le plus possible pour acquérir le maximum d’autonomie. On aurait alors à faire à des professionnels aguerris, dotés de moyens éprouvés, pour compenser les difficultés liées au handicap. Mon expérience, et celle de tous les professionnels que j’ai côtoyés, montre qu’il n’en est rien. Sauf… quand une nouvelle forme d’intervention vient prendre le pas sur les institutions, je veux parler des éducateurs spécialisés qui ont décidé de travailler en libéral au domicile des personnes et dont le professionnalisme est très vite sanctionné s’ils n’obtiennent pas de résultats, il suffit aux familles de ne plus les solliciter.

 

C’est le constat fait de longue date par l’ONU (2006), et ses préconisations vont vers une demande (voire une injonction) aux états parties (dont la France) de s’engager de façon volontariste vers la désinstitutionnalisation. Nous estimons que ce mouvement, qui a commencé dans certains pays et qui se fait jour ça et là en France, dans des initiatives de plus en plus nombreuses, ne pourra plus s’arrêter. Comme ne pourra plus s’arrêter, même si beaucoup reste à faire, la reconnaissance de la dimension sexuelle des personnes et des droits y afférant.

 

Vers la désinstitutionalisation ?

 

Si l’on reprend très brièvement l’histoire du mode d’accueil des institutions, on voit comment l’on est passé de centres fermés, éloignés des villes (dans des châteaux bien souvent) frisant des conditions quasi carcérales, à des institutions de plus en plus (mais pas toujours) proches des lieux de vie habituels et des formules d’appartements ou de services jusqu’à la création des GEM[20] dans le secteur psy. Dans le même temps, des appels à projets continuent de proposer le financement de « centres » pouvant accueillir 70 personnes avec TSA ! La condition d’une véritable reconnaissance des personnes passe donc par une désinstitutionalisation, mot certes difficilement prononçable trois fois de suite, que l’on pourrait remplacer par l’accès à l’auto-détermination.

 

Que dit l’article 19 de la convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006, et entrée en vigueur le 3 mai 2008 ?

 

Autonomie de vie et inclusion dans la société

Les États parties à la présente Convention reconnaissent à toutes les personnes handicapées le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes, et prennent des mesures efficaces et appropriées pour faciliter aux personnes handicapées la pleine jouissance de ce droit, ainsi que leur pleine intégration et participation à la société, notamment en veillant à ce que :

  1. Les personnes handicapées aient la possibilité de choisir, sur la base de l’égalité avec les autres, leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre et qu’elles ne soient pas obligées de vivre dans un milieu de vie particulier ;
  2. Les personnes handicapées aient accès à une gamme de services à domicile ou en établissement et autres services sociaux d’accompagnement, y compris l’aide personnelle nécessaire, pour leur permettre de vivre dans la société et de s’y insérer et pour empêcher qu’elles ne soient isolées ou victimes de ségrégation ;
  3. Les services et équipements sociaux destinés à la population générale soient mis à la disposition des personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, et soient adaptés à leurs besoins.

 

 

Commentaires de l’article 19 de l’ONU sur le droit des personnes handicapées parus en août 2017, premier chapitre d’un document qui compte 20 pages[21], disponible sur internet :

 

  1. Les personnes handicapées ont été historiquement privées de leurs choix personnels et individuels et de leur capacité de contrôle dans tous les domaines de leur vie. Beaucoup ont été présumées incapables de vivre de manière autonome dans leurs communautés auto-choisies. Le soutien individuel n’est pas effectif ou lié à des conditions de vie particulières et l’infrastructure inclusive n’est pas conçue de façon universelle. Les ressources sont investies dans des institutions au lieu de développer la possibilité pour les personnes handicapées de vivre de façon autonome dans la communauté. Cela a entraîné l’abandon, la dépendance à l’égard de la famille, l’institutionnalisation, l’isolement et la ségrégation.

 

Commentaires qui réaffirment, de la façon la plus claire et la plus explicite, que les états parties doivent impérativement et dès maintenant s’engager dans la désinstitutionnalisation en ce qui concerne l’aide aux personnes en situation de handicap et que cette désinstitutionnalisation ne trouve pas sa réponse dans des structures de plus en plus petites.

 

Ni les institutions à grande échelle comptant plus d’une centaine de résidents, ni les maisons de groupe plus petites avec cinq à huit individus, ni même les maisons individuelles, ne peuvent être appelées « modes de vie autonomes » s’ils ont d’autres éléments d’institutionnalisation. (…) il existe certains éléments déterminants, tels que : le partage obligatoire des assistants avec les autres et une influence limitée sur l’acceptation de  l’assistance, l’isolement et la ségrégation de la vie autonome, la communauté, le manque de contrôle sur les décisions quotidiennes, le manque de choix concernant sa vie, la rigidité de la routine, indépendamment de la volonté et des préférences personnelles, des activités identiques au même endroit pour un groupe de personnes sous une certaine autorité, un paternalisme, la supervision des modes de vie et, habituellement, une disproportion du nombre de personnes handicapées vivant dans le même environnement. Les paramètres institutionnels peuvent offrir aux personnes handicapées un certain degré de choix et de contrôle, mais ces choix sont limités à des domaines spécifiques de la vie et ne changent pas le caractère ségrégatif des institutions. Les politiques de désinstitutionnalisation nécessitent donc la mise en œuvre de réformes structurelles qui vont au-delà de la fermeture des institutions.[22]

 

Il est tout à fait étonnant, quand nous faisons référence à ce texte dans diverses instances, d’entendre des propos tels que « on sait bien ce que l’on en fait des textes de l’ONU… Ce n’est pas contraignant… on a déjà fait pas mal de choses…ce n’est pas si simple… qui vous dit que les usagers le désirent… » Qu’est-ce à dire ? Que si l’ONU prône le respect de la dignité et du choix des personnes en situation de handicap, ce n’est pas recevable ?

 

Mais que voudrait dire exactement la désinstitutionalisation de ce secteur ?

 

Pour nous, la question n’est pas celle de l’alternative (celle de savoir comment on peut faire mieux ou autrement), mais celle de laisser ou de donner à l’AUTRE, l’alter, le pouvoir de décider de ce dont il a besoin – et de se mettre à son service. Toute institution, même alternative, possède en elle, structurellement, le principe de la domination de celle ou de celui qu’elle prétend secourir ou aider. Il faut donc, structurellement, se débarrasser de l’éternel tentation de ce pouvoir. Le seul pouvoir qui vaille, c’est celui qui consiste à le transférer à l’Autre, pour qu’il ait enfin le pouvoir de régenter sa propre vie comme il l’entend, même si ses choix ne nous conviennent pas.

 

Le film FREE, un documentaire de Tomislav Zaja, montre l’histoire récente (2016) d’une institution de Croatie recevant des personnes avec handicap psychique, déficience mentale et troubles associés, qui passent d’une institution éloignée de tout, quasi asilaire (aucune liberté d’aller et venue) à une vie en ville, en appartements librement choisis quant au nombre de « locataires » (studio ou appartement pour deux ou trois) et avec un changement de paradigme total quand au travail des professionnels qui passent, après avoir été formés à leur nouveau métier, de « surveillants » à celui d’accompagnateurs des personnes et dont l’action s’exerce uniquement en fonction des demandes de ces dernières. Ce film montre l’évolution d’une dizaine de personnes que l’apprentissage de la liberté et de l’autonomie transforme radicalement. Les éducateurs réalisant au passage combien c’est le carcan institutionnel qui venait restreindre toutes leurs capacités. De plus, à l’inverse de leurs craintes initiales, le nombre de postes d’accompagnement, à budget égal, n’a pas diminué, mais au contraire a légèrement augmenté, du fait de la suppression de postes « institutionnels » n’ayant plus de raison d’être. Ils ont également témoigné d’un regain important d’intérêt dans l’exercice de leur profession, en insistant sur le fait qu’ils se sentaient beaucoup plus utiles.

 

Finalement, la question centrale qui est posée est celle du POUVOIR ! Et cette question du pouvoir passe obligatoirement par celle du circuit de financement.

 

Comme nous l’évoquions au début de cet article, même pour bénéficier d’auxiliaires de vie, si ces auxiliaires sont embauchés par une association, cela « institue » un rapport de pouvoir entre l’association et le bénéficiaire, qui doit se soumettre aux contraintes de l’institution association. C’est le cas de personnes IMC qui, vivant dans leur domicile, ont besoin d’une aide journalière pour la toilette et qui, si elles passent par une association, ne peuvent choisir les aidants qu’elles préfèrent, ne peuvent que difficilement refuser que, pour une femme par exemple, ce soit uniquement des femmes qui fassent leur toilette et qui sont soumises au changement de planning, contrainte d’horaires de l’association prestataire. Bien entendu, être soi-même la personne qui embauche (donc recevoir directement l’argent nécessaire au paiement de la prestation) ne va pas sans un certain nombre de contraintes, voire, de temps à autres, de contraintes supérieures, mais avec une différence fondamentale qui est celle de l’auto-nomie (ma propre loi). Si je trouve la personne qui m’habille maladroite ou pas suffisamment respectueuse, je pourrais le lui dire directement et éventuellement mettre fin à son contrat. Si cette aide est organisée par une association, c’est à l’institution que je dois m’adresser et je devrais éventuellement apporter la preuve que cette façon de m’aider ne me convient pas, sans compter le temps pris à répondre à ma requête et dont le dossier sera traité par une personne qui ne me connaît pas, et qui, éventuellement, pensera que j’ai déjà bien de la chance d’être aidée et que je ne devrais pas me plaindre !

 

S’il restera vraisemblablement des situations qui auront beaucoup de mal à sortir des approches traditionnelles, ce sont toujours ces cas qui sont mis en avant par les professionnels pour justifier que « c’est impossible ! ». Or, quand on interroge les équipes sur ces questions dans leur lieu de travail, elles constatent elles-mêmes que cela ne concerne qu’un tout petit nombre de personnes. Gageons que même pour certaines d’entre-elles, le confinement en institution depuis l’enfance, souvent renforcé par une infantilisation parentale (par ailleurs assez compréhensible), ne permet pas de savoir si c’est leur handicap qui est réellement et principalement en cause ou si elles ont finalement appris qu’elles étaient de toutes façons irresponsables et incapables et qu’elles se conforment tout à fait à cette stigmatisation.

 

Cela renvoie enfin à l’impossibilité pour les professionnels de sortir de la tension entre le sacro-saint devoir de protection et le souhait de favoriser l’autonomie des personnes. Et pourtant, ils ont tous connu et connaissent un modèle quasi universel de ce passage de la protection à celui de l’autonomie : c’est le parcours de tout enfant qui, au fur et à mesure de sa capacité à faire des choix et à les revendiquer, finit la plupart du temps par convaincre ses parents qu’il n’a plus besoin de leur protection et éventuellement le leur rappelle plus ou moins agressivement. Et c’est toujours au nom de cette protection et non de celle de l’émancipation qu’est abordée l’accompagnement des personnes, que ce soit concernant leur vie sexuelle ou leur vie tout court.  A la lumière de toute cette réflexion, on finit par se demander qui doit vraiment être protégé ? L’institution et son mode de fonctionnement ? Ou la « bonne société » des « non handicapés » qui ne souhaite pas réellement vivre avec des personnes qui pourraient les renvoyer collectivement et individuellement à la question de la non performance, de la vulnérabilité, de la faiblesse… ce vers quoi nous allons tous pourtant inexorablement.

 

Notes :

[1] Avoir œuvré, avant d’y revenir, pendant 35 ans dans des secteurs aussi divers que celui de l’informatique, du management culturel ou de la communication, n’est pas sans effets sur une capacité à regarder ce secteur avec une distance qui, seule, permet d’en discerner les réalités cachées.

[2] Nouvelle édition les 28 29 et 30 juin 2018 au CENTQUATRE à Paris

[3] Contributions disponibles sur la chaine YOUTUBE CRéDAVIS asso

[4] Institut d’éducation motrice

[5] Maison d’accueil spécialisée

[6] Maison d’enfants à caractère social

[7] Infirme moteur cérébral

[8] Foyer d’accueil médicalisé

[9] Établissement ou service d’aide par le travail.

[10] Extrait du livre de Lucie Nayack, Sexualité et handicap mental, édition INS HEA, 2017.

[11] Texte de Alexis Gannat, éducateur spécialisé, membre du CRéDAVIS.

[12] Personnes en situation de handicap

[13] Art. L. 116-1. – L’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir, dans un cadre interministériel, l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets. Elle repose sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées et des personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté, et sur la mise à leur disposition de prestations en espèces ou en nature. Elle est mise en œuvre par l’Etat, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les organismes de sécurité sociale, les associations ainsi que par les institutions sociales et médico-sociales au sens de l’article L. 311-1.

[14] Conseil de la vie sociale – instance obligatoire depuis 2002 dans tous les établissements médicosociaux.

[15] Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, coll. Liber, 134 p.

[16] Film de Régis Warnier, 2005.

[17] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955

[18] Edit royal du 27 avril 1656 institue l’hôpital général, géré essentiellement par les congrégations religieuses.

[19] Concept emprunté à Gérard Lefort, personne en situation de handicap représentant au siège de l’ONU.

[20] Groupes d’entraide mutuelle

[21] Convention on the Rights of Persons with Disabilities – 14-31 August 2017 – General comments on article 19 : Living independently and being included in the community – Texte d’origine en anglais – Traduction de l’auteur.

[22] II. Contenu normatif de l’article 19 – A. Definitions –  c

 

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