Charlie Hebdo – Handicap mental : le sexe interdit

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Handicap mental : le sexe interdit

Coline Renault ·  

La première fois, tous trois sont partis à Lorient (Morbihan), un dimanche, à deux heures de route de chez eux. Matthieu est à l’arrière, les parents, devant. Personne ne parle dans l’habitacle, alors Jean-François, le père, allume l’autoradio. Arrivés à destination, une jeune Espagnole ouvre la porte de son studio. Nathalie, la mère, la jauge du regard, explique la situation. Matthieu, un géant de 2 m au visage doux, a 23 ans, il souffre d’une déficience intellectuelle sévère. Il peut être impressionnant, mais il est vulnérable. Il faut prendre soin de lui. Elle dépose 150 euros sur la table et ferme la porte. Dans la voiture, les minutes passent en silence. Que dire ? Nathalie et Jean-François en ont déjà discuté pendant des heures. Non, il n’est pas normal de conduire son fils chez une prostituée. Mais rien n’est normal depuis la naissance de Matthieu. Avec les années, ils se sont habitués à cette tristesse, à cette colère, à cette injustice. À cette résignation : le quotidien étouffe le deuil impossible d’une vie normale. Le couple masque l’usure par sa détermination à rendre leur fils heureux. Parfois, les cicatrices se rouvrent. Mais le jeune homme fait son retour dans la voiture avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il commence à raconter d’une voix enjouée : « Ça s’est bien passé, elle m’a… » Jean-François coupe court. « Ah non, ça, Matthieu, tu le gardes pour toi. »

La première fois que Jean-François a évoqué la scène auprès de ses amis, il a éclaté en sanglots. C’était une fin de soirée, sous une tonnelle. La fatigue et l’alcool aidant, il a crevé comme un ballon de baudruche et a lâché le morceau. « Vous imaginez, pour un père, en arriver à ça ? C’est perturbant. C’est dur. Que c’est dur… » Mais les parents avaient-ils vraiment le choix ? Ces visites hebdomadaires chez les prostituées, devenues rituelles, sont l’unique réponse à des années de souffrance, marquées par le renvoi de l’institut médico-éducatif (IME) où Matthieu était pris en charge, après une garde à vue pour agression sexuelle et un passage devant le juge qui s’est soldé par de la prison avec sursis. L’institution ne veut rien entendre : la sexualité des personnes handicapées n’existe pas. Conséquence : elle surgit, entraînant blessures et drames.

Matthieu est le fils d’amis de ma famille. Enfants, nous jouions ensemble. Puis le handicap mental a creusé un fossé difficile à franchir. De loin, nous l’avons vu devenir un enfant géant, sans songer que lui aussi devenait adulte, à sa façon. Nous obtenions nos diplômes pendant que lui avançait « différemment », comme dit sa maman. Aujourd’hui, il ne sait ni lire ni écrire, mais a le droit « de faire tout ce qu’il peut faire » : aller seul à la médiathèque, au skatepark, à la piscine. On se doute que ce n’est pas facile d’élever un enfant handicapé. On ignore, en revanche, tout ce que ça implique vraiment, le réel et, en premier lieu, la sexualité. Nathalie évoque la puberté de son fils, ses regards appuyés sur les femmes, le mot « sex » tapé sur l’ordinateur, le porno qui fait irruption dans le quotidien, les masturbations frénétiques au milieu du salon, la psy qui répète à chaque séance combien les pulsions sexuelles sont devenues une obsession : « Il va falloir trouver une solution. » Quelques semaines plus tard, le directeur de l’IME convoque les parents. Matthieu aurait agressé une jeune résidente dans un coin du centre, à l’abri des regards. Il aurait touché par-dessus le tee-shirt les seins d’une jeune fille. Renvoi immédiat, le directeur de l’IME ne veut rien entendre : « Pas de ça dans mon établissement », répète-t-il. Jean-François, le père, n’en revient pas : « Vous vous occupez de Matthieu depuis qu’il a 8 ans. Vous n’avez jamais abordé ces questions avec lui, vous l’avez vu grandir, et vous le congédiez du jour au lendemain? »

Des institutions qui refusent de se positionner

Les pages faits divers des journaux locaux sont truffées d’histoires de viol ou d’agression sexuelle au sein des établissements pour handicapés : IME pour les mineurs, établissements et services d’aide par le travail (Esat), maisons d’accueil spécialisées (MAS) ou foyers de vie pour les adultes. Au commissariat, le gendarme qui a auditionné Matthieu a soupiré : « Vous voyez la pile? La moitié, ce sont des viols dans les foyers d’enfants placés, l’autre moitié, dans les centres pour jeunes handicapés. » À l’autre bout du spectre, le débat public et médiatique se concentre autour d’une question à la mode : celle de l’assistanat sexuel – des travailleurs et travailleuses du sexe qui se consacrent à l’accompagnement des personnes handicapées. La cristallisation autour de cette solution clivante dédouane l’institution, qui refuse de se positionner. C’est pourtant l’ultime solution qui éclipse tout ce qui se joue en amont : quelle place donner à la sexualité dans les centres spécialisés ?

« La majorité des centres d’accueil en France restent aveugles à ces questions : pour eux, c’est simple, la sexualité n’existe pas. Quand les couples se forment, on leur refuse des moments d’intimité. Il n’y a pas d’espace dédié, rien ne leur permet de s’isoler. On ne donne par ailleurs aucune information concernant la masturbation ou le consentement », résume Jean-Luc Letellier, fondateur du Crédavis, une association qui défend le droit à la vie amoureuse et sexuelle dans le secteur social et médical. Les problématiques pratico-pratiques liées au handicap physique sont parfois considérées, mais celles liées à la déficience intellectuelle ont leurs propres défis, souvent dérangeants pour les non-avertis. « Ces gamins ont des pulsions libidinales d’autant plus violentes qu’ils ne les comprennent pas et ne savent pas quoi en faire. Ils ne verbalisent pas, deviennent agressifs et ne vont pas bien, poursuit Jean-Luc Letellier. Je reçois des centaines de témoignages de jeunes qui se blessent faute de savoir quoi faire de leurs pulsions. Certains s’insèrent des objets contondants dans l’anus, d’autres se rompent le frein… »

Dans la tête d'un handicapé mental, on peut voir des sexes masculins et féminins. Par Riss.

Selon le Crédavis, seulement 3 à 5 % des établissements pour handicapés en France assument ces questions-là. La faute au monopole, longtemps, des religieuses sur les foyers, puis à celui des familles, qui, après les années 1950, goûtaient peu le sujet. La circulaire du 5 juillet 2021, relative au respect de l’intimité, des droits sexuels et reproductifs des personnes accompagnées dans les établissements et services médico-sociaux relevant du champ du handicap et de la lutte contre les violences, suspend, en principe, l’interdiction des relations sexuelles au sein des foyers. Or la question continue d’être considérée une fois que la situation a dégénéré… sous forme de conseil de discipline.

Une question d’interprétation

À 31 ans, Romain a eu une petite copine pendant quelque temps. Elle s’appelle Camille et a de longs cheveux châtains. Elle vit comme lui dans un foyer spécialisé près de Fontainebleau (Seine-et-Marne). Le handicap de Romain est difficile à cerner : il se rapproche parfois de l’autisme, mais n’est pas répertorié. Le jeune homme raisonne comme un enfant de 7 ans, mais quand on lui parle de nature, quand on lui fait visiter des églises, des châteaux, des musées, il ouvre de grands yeux intéressés. Il lit Le Grand Meaulnes, le relit inlassablement dès la dernière page tournée, sans être en mesure de le restituer, de l’expliquer. À l’adolescence, il a commencé à poursuivre les filles du foyer et de son entourage de façon un peu brutale. Il se montrait collant, insistant, les fixait, se rapprochait. Et puis, un jour, en revenant du foyer, il a fait une annonce en grande pompe : « J’ai une chérie. » Sans jamais exprimer clairement la nature de ses sentiments, il la mentionne souvent. Il a déjeuné avec Camille, a regardé un film avec elle. À la Saint-Valentin, les parents du jeune couple organisent un repas au restaurant. Elle lui offre des livres, lui, un parfum.

Un jour, les deux jeunes s’isolent dans une chambre du foyer. Quelques minutes plus tard, Camille s’enfuit en courant dans le couloir. Les éducateurs la trouvent en sous-vêtements, sous le choc. Couverte de bleus. Que s’est-il passé ? Manifestement, ils ont essayé d’avoir un rapport sexuel qui a mal tourné. « De ce qu’on a compris, ils se sont déshabillés, ils étaient d’accord, mais Romain ne savait pas comment s’y prendre, et il lui a fait mal », tente d’expliquer son père, Jean-Marc. La hiérarchie essaie de convaincre la famille de la jeune fille de porter plainte, bien que les examens gynécologiques confirment l’absence de viol. Romain est renvoyé de l’établissement quelques semaines. « Ils ont essayé de nous faire croire que Romain est le seul à avoir ces envies, comme si le centre n’avait jamais été confronté à ces questions, tempête Jean-Marc. Nous n’avons jamais vraiment eu de détails ou de réponses quant à ce qu’il s’était produit. Les éducateurs n’ont pas mené d’enquête, ils n’ont pas essayé de comprendre ou de proposer une solution. C’est un tabou, et lorsqu’un résident brise ce tabou, on s’en débarrasse. » Jean-Luc Letellier, qui a suivi l’affaire, fulmine : « Virer un gamin parce qu’il ne sait pas comment gérer ses pulsions sexuelles, c’est comme si on renvoyait un patient de l’hôpital parce qu’il est malade ! »

De l’autre côté, les professionnels expliquent combien ces questions sont difficiles à comprendre et à gérer. Notamment lorsqu’il s’agit de la question du consentement. Le handicap mental suppose de composer sans cet outil bien pratique pour résoudre les problèmes : la parole. Tout est question d’interprétation. Aux éducateurs de s’en débrouiller. Nicolas Davard, directeur d’une maison d’accueil spécialisée et auteur d’un mémoire sur le thème de la sexualité en institution, se souvient de l’affaire d’une fellation entre deux résidents, autistes profonds incapables de parler : « On voyait bien qu’un des deux était plus moteur que l’autre, qu’il orientait le rapport. Mais on avait du mal à s’assurer du consentement total de son partenaire. Il nous fallait interpréter. C’est parfois difficile d’objectiver cette question », reconnaît-il.

Canaliser avec des médicaments

Dans le Var, le psychologue Florent Josse s’attache à trouver des moyens pour aborder ces questions auprès d’adolescents souffrant de déficiences intellectuelles et de troubles autistiques. « Il s’agit de travailler en amont, en apprenant aux enfants les règles de la vie intime. On travaille beaucoup sur les changements corporels, le consentement : on ne touche pas son voisin, on peut se masturber, mais pas en public », explique-t-il. La différence avec une éducation sexuelle classique ? « Tout doit être explicite, parce qu’ils ne comprennent pas l’abstraction, la suggestion, la métaphore. On travaille avec des photos, des vidéos, des pictogrammes… et tout doit être individualisé selon les besoins de chacun », poursuit-il.

Il est plus facile de distribuer des cachets que d’apprendre à un jeune handicapé à se masturber : les centres ont compris la parade et canalisent les besoins sexuels avec des médicaments. Après son rapport sexuel avec Camille, le foyer de Romain a conditionné son retour à la prise d’un traitement inhibiteur de libido. Avec les effets secondaires qui vont avec : les seins qui se développent, le regard absent, les journées d’apathie. « Tous les gamins du centre sont sous traitement, globalement neurasthéniques. Ce qui permet au personnel d’être tranquille sur ce sujet », s’emporte son père. « Dès qu’il y a une question d’ordre sexuel, on la pathologise: on envoie le résident chez le psychiatre, on lui prescrit une camisole chimique comme si c’était la solution au problème », confirme François, un éducateur normand, qui a observé ces pratiques dans au moins trois établissements différents.

Un couple emmène leur enfant handicapé le long d'un chemin qui le mènera au foyer, au commissariat, à l'hôpital et chez la prostituée. Par Riss.

Les parents de Matthieu, eux, ont refusé tout traitement après l’affaire de l’agression, ce qui a entraîné son exclusion du centre. Le début d’un engrenage infernal. La garde à vue a été suivie d’un passage chez le juge. « C’était humiliant, il a été traité comme quelqu’un de mauvais, de dangereux », regrette Nathalie, sa maman. Réduit à rester la plupart du temps chez lui, seul et désœuvré, il part parfois errer dans la ville, y fait de mauvaises rencontres. Quatre adolescents lui soufflent un jour à l’oreille : « Si tu veux faire partie de la bande, va nous voler des bières. » L’épicier du coin porte plainte à son tour, et c’est reparti pour un tour d’avocats, de commissariat, de jugements. Un jour, une psychologue suggère à Nathalie de faire appel à une prostituée. « Il m’a fallu des semaines pour me résoudre à l’idée. En tant que parent, c’est très dérangeant de devoir organiser la vie sexuelle de son enfant. » Malgré les haut-le-cœur, il faut surmonter son malaise, trouver un numéro sur Internet, prier pour tomber sur la bonne personne, expliquer la situation, se voir régulièrement raccrocher au nez. « Non mais, ça va pas? Vous êtes complètement cinglée », lance un jour une escort contactée par Nathalie.

Aller au-delà du simple acte sexuel

Bruno Py, professeur de droit privé spécialiste de la question, raconte d’autres histoires plus dérangeantes encore, des pères qui montrent à leur fils comment se masturber, quand ils ne s’en chargent pas eux-mêmes. « Les parents sont désespérés. Ils se retrouvent seuls face à une situation à laquelle l’institution ne propose aucune solution. Une mère m’a dit en pleurant: “Je dois bien traire le monstre.”  » Quand Nathalie a évoqué le sujet avec le nouvel éducateur de Matthieu, celui-ci a balayé la difficulté d’un revers de main : « Je comprends, mais je ne veux pas en entendre parler. » Car reste la dimension légale : au regard de la loi, Nathalie et Jean-François sont des proxénètes, car ils mettent en relation une travailleuse du sexe et un client.

C’est ainsi que la question de l’accompagnement sexuel entre en ligne de compte. Ce qu’on assimile trop souvent à de la prostitution va bien au-delà du simple acte sexuel : la plupart du temps, il n’y a pas de relation physique à proprement parler, rappelle Julia Tabath, de l’association Ch(s)ose. L’assistanat sexuel se décline en fait sur quatre niveaux : la gestion de l’information, qui consiste à donner des indications aux handicapés pour les aider à avoir des relations sexuelles ; l’aide technique, qui se résume à fournir des sextoys ou du matériel permettant de se masturber ; le contact de professionnels sans pénétration, comme des massages, des caresses appuyées ou masturbatoires ; et, en dernier lieu, la relation physique avec un travailleur du sexe. « Le premier travail de l’assistant sexuel est d’engager une discussion avec le patient pour définir ses envies, ses besoins, ce qu’il n’arrive pas à formuler ou à concevoir. Parfois, il s’agit simplement de discuter, d’exprimer des fantasmes. Si la personne émet par exemple le souhait de tomber amoureuse, on va essayer de trouver des solutions, d’exprimer des souhaits », souligne Julia Tabath. « La différence entre la prostitution et l’accompagnement sexuel, c’est le sérieux de la formation : on ne parle pas de la même chose », résume Bruno Py, professeur de droit privé. À ce jour, en France, l’accompagnement sexuel est considéré comme de la prostitution : procéder à une formation ou organiser des mises en relation revient à être tenu coupable de proxénétisme.

Les associations militantes en faveur de l’assistanat sexuel revendiquent comme acquis le droit à la sexualité. D’un point de vue légal, il n’existe pas de droit opposable, rappelle Bruno Py. On ne peut pas exiger le droit de faire l’amour comme celui d’être logé, par exemple. En revanche, le droit à une liberté sexuelle existe : c’est-à-dire que les États doivent mettre en œuvre des mesures appropriées pour permettre l’existence d’une relation affective et sexuelle. Pour Nathalie, c’est un droit moral. Elle se souvient encore d’une phrase lancée avec désinvolture par une connaissance, il y a des années : « Matthieu, quand il aura 18 ans, il sera seul. » Force est de constater que c’est la vérité. Sans amis ni centre pour l’accueillir, Matthieu vit en vase clos avec ses deux parents. Les rencontres hebdomadaires avec une prostituée lui offrent ses seuls instants de liberté et d’autonomie, quand il découvre son corps et celui de l’autre. « Il a le droit de connaître cet épanouissement, même si ça ne prend pas la forme qu’on avait imaginée. »

C’est là qu’est le paradoxe : permettre à une personne handicapée mentale de vivre une sexualité, même selon des logiques qui n’entrent pas dans les schémas admis, c’est lui rendre une forme d’autonomie et lui donner la dignité d’adulte que la société lui refuse dans tous les autres domaines. « Il n’y a parfois dans leur relation rien de tout ce qui structure une interaction amoureuse traditionnelle: pas de séduction, pas de discussion. On se retrouve face à une manifestation d’une sexualité primaire qui ne répond à aucun code, raconte Nicolas Davard, dirigeant de centre. Il faut se départir de ses réflexes, de ses jugements moraux. » François, un éducateur normand, regrette que les discussions au sein des centres évoluent autour de critères infantilisants : « Souvent, les éducateurs veulent évaluer le sérieux d’une relation avant de l’autoriser. Comme si les résidents ne pouvaient pas définir leurs envies eux-mêmes. » Il évoque une patiente atteinte de trisomie 21 qui s’est mise à enchaîner les aventures…, qui finissaient souvent dans les cris et les larmes. « Est-ce qu’on devait la protéger d’elle-même? Comment savoir ce qui était bon pour elle? » interroge François. Jean-Luc -Letellier, lui, tranche la question : « Aux institutions de se délester de leurs critères moraux qui veulent lier l’amour et le sexe. À elles aussi de laisser les personnes handicapées tenter leurs propres expériences, une fois évacuée la question du consentement. Souffrir, c’est aussi grandir. » Comme si le sexe, finalement, était autant l’expression d’un besoin physique que la nécessité, un instant, d’être un humain comme un autre.

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